Comment ouvrir une exposition – ou son catalogue – sur la ville de Kinshasa aujourd’hui ? Que dire d’entrée de jeu ? Quels premiers mots ? On pourrait commencer par quelques chiffres… On apprendrait alors que la mégalopole de Kinshasa s’étend sur une surface de 9 965 km2 et qu’elle compte quelque 13 millions d’habitants. Que cela en fait la troisième ville d’Afrique après Le Caire et Lagos. Qu’en un peu plus de soixante ans, de 1970 à 2032, sa population sera passée d’1.2 à 26 millions d’habitants et qu’en 2075, avec 58 millions d’habitants, elle serait sans doute la ville la plus peuplée de la planète. On apprendrait encore que cette population est très jeune : 93% des Kinois ont moins de 45 ans. Que, de 460 dollars par an, soit moins de deux dollars par jour, le revenu moyen par habitant est un des plus faibles au monde. Ou encore que moins de 5% de la population active occupe un emploi salarié. Si au centre de « Kin » se déploient boulevards à huit voies, hôtels de luxe et tours futuristes, on apprendrait enfin que 85% de l’espace urbain est auto-planifié et auto-construit.1 On pourrait donc commencer par des chiffres. Mais force serait de constater que, comme les chiffres en général, pour ceux d’entre nous qui ne sommes ni démographes ni économistes, ils ont le désavantage d’être abstraits, voire désincarnés. On pourrait aussi commencer par un aperçu du passé de la ville, des transformations, au fil du temps, de ses espaces, de son tracé. Le lecteur trouvera cela, précisément, sous la plume de l’urbaniste Johan Lagae, dans un bel essai qui fait suite à cette préface. C’est, finalement, par une évidence que l’on commencera : pas plus que Jakarta, Mexico ou Nairobi, Kinshasa ne peut être résumée, encapsulée, dans une exposition. De manière générale, les villes – où et quelles qu’elles soient – ne se prêtent pas à ce genre d’exercice. Et moins encore les mégalopoles. Toute tentative d’inventaire ou de classification les concernant est vouée à l’échec. Car ce qui caractérise les mégalopoles – sans doute est-ce la seule chose que l’on puisse dire sans risquer de trop se fourvoyer – c’est qu’elles sont en flux constant2. On entend par flux une disposition à se réinventer, à se projeter vers de nouveaux possibles, un refus (voire une impossibilité structurelle) de fermeture sur soi qui impacte au jour le jour la forme de l’espace urbain, les relations entre citadins et la perception que l’individu a de son rapport au monde. Certes, il est des mégalopoles qui ne correspondent pas, ou de moins en moins, à cette description. A l’ère du Brexit, de l’Europe forteresse et de la dystopie trumpienne, on assiste au « Nord » à un recroquevillement sur soi – à des velléités, justement, de fermeture – qui affectent puissamment les plus grandes villes. Au « Sud », cela semble être moins le cas, bien qu’il y ait évidemment des exceptions et que la dichotomie « Nord-Sud » soit en l’occurrence simpliste. Flux et pluralités Si l’on accepte, ne serait-ce que comme point de départ, les généralités qui précèdent, une question se pose : comment approcher le flux urbain dans le cadre d’une exposition – cadre qui, par définition, fige ? La question n’a rien de nouveau ; de nombreux curateurs et scénographes se la sont posée. Dans une exposition récente, Azu Nwagbogu aborde Lagos, « une ville en flux permanent », via la notion de variation, qu’il emprunte à la musique3. Simon Njami, inspiré par l’écrivain Tierno Monenembo, dans son exposition Afriques capitales, imagine des quartiers « comme autant de graines de pollen éparpillées par un vent qui entraînerait la ville dans un mouvement perpétuel »4. Urban Now : City Life in Congo, exposition de Sammy Baloji et Filip de Boeck, suggère une vision de la ville pareille à un corps en mouvement traversé par des flux d’énergie5. Kinshasa : The Imaginary City, exposition de Filip de Boeck et Koen Van Synghel, recourt à l’idée de palimpseste pour dire une ville mouvante, où visible et invisible, mondes diurne et nocturne se côtoient et se dédoublent en permanence6. Kinshasa Chroniques propose de penser le flux via la mise en conversation d’une multiplicité de regards. Ces regards sont ceux d’artistes – de créateurs dont l’approche de l’urbain passe par le sensible. Individus, binômes, membres de collectifs, ils sont quelque soixante-dix et, pour la plupart, ils appartiennent à une génération née après 1985. Par la plastique, par le verbe, par le son, ils et elles racontent Kinshasa telle qu’ils la voient, la vivent, la questionnent, l’imaginent, la contestent, l’espèrent. Leurs démarches sont très explicitement plurielles. Pluralité, d’abord, de modes d’expression. On trouvera dans Kinshasa Chroniques une grande variété formelle d’approches de la ville, allant de la photo conceptuelle à la peinture dite « populaire », en passant par la vidéo documentaire, le film expérimental, l’installation ou encore le slam. Pluralité aussi de points de vue. L’exposition, comme son titre le suggère, est pensée en termes de chroniques – chroniques, ou encore narrations, inspirées par le travail des artistes et dont chacune constitue une piste, une ouverture, un éventail de perspectives. Sur fond de déambulation – comme une traversée de Kinshasa de quartier en quartier –, l’exposition s’articule autour de neuf chroniques. Ces chroniques peuvent être abordées selon l’intérêt et l’envie de chacun, en faisant des sauts, des impasses, des allers et retours. Point d’itinéraire tracé, de hiérarchisation. Point d’étanchéité non plus : tout cela est poreux et ouvert au remix. Performance, sport, paraître, musique, capital, esprit, débrouille, futur, mémoire : si les thématiques sont diverses, elles n’ont pas pour autant l’objectif d’offrir une vision englobante de Kinshasa. Le but n’est pas non plus de présenter un panorama des arts contemporains à Kinshasa : l’exposition ne se veut en rien un survol ; plusieurs générations d’artistes sont à l’œuvre dans la ville aujourd’hui qui, chacune, mériterait une ou plusieurs expositions. On l’aura compris, on voudrait éviter de surplomber. A la verticalité d’une position prescriptrice qui viserait à classifier et, par ce truchement, à faire comprendre, Kinshasa Chroniques souhaite substituer une approche horizontale, ouverte, à même de favoriser l’écoute. Écoute des artistes et de la ville elle-même, qui parle à travers leurs travaux. Écoute aussi de propositions préalables, qui ont contribué à façonner ce que l’on rencontre ici. Via les formes, les thématiques, la scénographie, Kinshasa Chroniques entend dialoguer avec d’autres initiatives et lieux qui se sont donné pour but d’exprimer la richesse, la complexité de la scène artistique congolaise. Biennale Picha de Lubumbashi qui, en 2017, célébrait sa cinquième édition ; ateliers, expositions, masters class organisés par le collectif kinois Eza Possibles et par Kin ArtStudio, espace fondé à Kinshasa par le plasticien Vitshois Mwilambwe Bondo ; festivals consacrés à la performance, eux aussi à Kinshasa – depuis 2015, les rencontres internationales de performeurs KinAct et en 2007 les Scénos urbaines ; Afropolis : Stadt, Medien, Kunst (Rautenstrauch-Joest Museum, Cologne, 2010-2011), exposition qui consacrait une importante section à Kinshasa ; Kinshasa ville des images (Museum für Kunst und Kulturgeschichte, Dortmund, 2012) ; Beauté Congo (Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2015) ; Urban Now : City Life in Congo (WIELS, Bruxelles, 2016) ; Congo Art Works (Bozar, Bruxelles, 2016-2017) ; Congo Stars (Kunsthaus Graz, 2018-2019) ; Kinshasa 2050, rendez-vous annuel lancé par l’Institut français de Kinshasa en 2017… Kinshasa Chroniques s’inscrit dans la continuité de ces événements et d’autres encore, et par-là espère contribuer à l’écriture plurielle d’une histoire de l’art urbain congolais. Toujours dans l’optique de privilégier la pluralité et le dialogue, les propositions curatoriales sont celles non pas d’un commissaire individuel, mais d’un collectif de praticiens dont les membres sont issus de domaines divers. Performance, architecture, urbanisme, histoire de l’art, science politique se rejoignent et s’interrogent mutuellement. La visée étant non pas de dire la ville de Kinshasa, d’énoncer une ou des vérités la concernant, mais d’apprendre d’elle. C’est que les œuvres regroupées dans Kinshasa Chroniques narrent une ville qui a passablement à enseigner à ses consœurs d’Europe et d’Amérique du Nord. En matière de formes et de pratiques artistiques et en tant qu’espace de vie. Polycentralité, polyfonctionnalité, contigüité, densité, vitalité du commerce de quartier, économie circulaire : ces caractéristiques offrent un bon terreau de réflexion pour faire évoluer les villes du « Nord » vers plus de dynamisme social, de proximité, de fluidité fonctionnelle et de décentralisation de la production urbaine. Du décentrement Centralisation, linéarité, unicité de points de vue, hiérarchies ou encore structuration par le haut sont caractéristiques tant de la vision moderniste de la ville, transposée en Afrique par les régimes coloniaux dans la première moitié du siècle dernier, que de la colonisation en général et des systèmes politiques auxquels elle s’articule. Approches de l’espace et de la signification qui se voudraient universelles mais sont en fait arrimées à une période et à une aire géographique bien particulières (celles de l’Europe moderne), elles sont une émanation – mieux, une matérialisation – de la centralité dont l’Occident se targue depuis quelque cinq siècles. En ce sens, elles participent de formes de violence, épistémiques comme physiques, déployées par le « Nord » pour imposer aux « Suds » sa supériorité autoproclamée. Cela étant, on comprendra que dans une exposition consacrée, en France, à la capitale d’un pays profondément violenté par ce même « Nord », on souhaite se départir de ces approches ou, à défaut, faire un pas de côté les concernant. Mais voilà qui est plus facile à dire qu’à faire. Les dispositifs de représentation que sont les musées et les expositions sont intimement liés à l’histoire de la domination coloniale et, plus largement, à celle du capitalisme. Ce sont des espaces chargés, lourds d’un passé – et, à bien des égards, d’un présent – brutal et contesté. Ce passé (et ce présent), qu’on le veuille ou non et même si l’on œuvre activement à s’en distancier afin de le mettre en perspective, a un puissant impact7. « L’acte de représenter (et donc de réduire), écrit Edward Saïd, théoricien de la pensée coloniale, implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation »8. Celui-ci, dit Saïd, se trouve par voie de conséquence décontextualisé et confiné – autrement dit, brutalisé. Penser que l’on peut échapper à cette violence envers le sujet, créer à partir de l’Europe une exposition sur Kinshasa qui en fasse fi, est illusoire. Car on est en plein dedans. Cela étant, quelles voies emprunter ? Dans le contexte présent, la conception d’une scénographie qui porte ce questionnement s’est avérée essentielle. Celle-ci a été confiée à Jean-Christophe Lanquetin, dont la pratique artistique comme scénographique a pour assise une réflexion sur les avenues possibles de décolonialisation des processus de représentation. En réponse à l’observation de Saïd, dans un geste visant explicitement à déconstruire les rapports de surplomb induits tant par les musées que par l’histoire dont ils procèdent, Lanquetin s’est inspiré de l’espace urbain kinois, qu’il a longtemps fréquenté. « La linéarité de l’organisation de la ville, dit-il, ses longues rues et avenues droites, sans fin (le schéma moderniste imposé à l’époque coloniale), m’ont marqué. Pour immense et multiple que soit Kin, c’est de cet aspect de sa disposition que je me suis inspiré pour agencer l’espace de l’exposition. Il fallait prendre à bras le corps, pour le déconstruire, ce modèle né de rapports de domination auxquels j’aspire à me soustraire. L’exposition s’agence autour de cimaises qui, toutes, sont parallèles les unes aux autres. Aucun panneau perpendiculaire, aucune découpe en sections, aucune scansion visant à guider le visiteur, si ce n’est la présence de couleurs (une par chronique) suggérées par les façades de Kin. Ici – et c’est tout le contraire de la démarche moderniste – les lignes droites font que les parcours sont aussi peu imposés que l’espace le permet. Par endroits, elles autorisent une errance, un vagabondage entre chroniques de nature à combattre les velléités d’ordonnancement (même inconscientes) de l’équipe curatoriale. Une face des cimaises est laissée vide. C’est toujours la même, celle qui s’offre d’emblée au regard. Pour voir les œuvres, il faut contourner les cimaises, comme on contournerait une façade aveugle pour voir ce qui se passe derrière, dans une rue parallèle. Arrivé de l’autre côté, on découvre un foisonnement d’œuvres. Une photo, une peinture, une vidéo, une installation n’est jamais visible seule. Elle est toujours en relation tangente, latérale, de biais, avec l’ensemble de ce qui l’entoure. Il en va de même des espaces dévolus aux différentes chroniques : impossible de visionner la « Ville musique » sans, en même temps, voir les œuvres autour desquelles s’articulent la « Ville paraître », la « Ville sport » et la « Ville performance ». Idem pour les Villes « capital(ist)e », « esprit », « débrouille » et de vastes pans consacrés à la déambulation à travers Kin. Tout est en relation avec tout. Les catégories sont perméables, s’entremêlent. Aux hiérarchies et au surplomb fait place une horizontalité tendant à complexifier le regard, du moins à le décentrer, dans l’idéal à le déstabiliser »9. Dans un ordre d’idées connexe, ce catalogue évite les distinctions entre approches textuelles. Fictions et essais de chercheurs, entretiens et billets se côtoient et se croisent en dehors de toute hiérarchie. L’objectif est double. Il s’agit, comme dans l’exposition elle-même, d’appréhender la ville en termes de pluralités, de regards et de voix multiples. Simultanément, on souhaite sortir de sa gaine la notion d’expertise. Au même titre qu’urbanistes ou anthropologues, historiens d’art ou sociologues, les romanciers, poètes et artistes ont ici statut d’expert ; tous, de concert, nous éclairent sur les lieux, les imaginaires, les devenirs de la mégalopole kinoise. Ainsi, en fin d’exposition, se déploie un espace, salon d’écoute et de visionnage, où se rencontrent et se confrontent réflexions et analyses d’acteurs très divers. Des architectes et des photographes, des musiciens, démographes, performeurs et écrivains brossent, chacun à sa manière, un portait de la ville. A l’image de Kin, le résultat est tout sauf lisse : aspérités, interrogations et doutes ressortent, en même temps que s’exprime un réel engouement – on serait tenté de dire une véritable affection – pour la ville. Des possibles, de l’agir Penser la ville à partir de la production artistique – du sensible, donc – est ici un acte fort, à la fois de refus et d’espoir. Refus des idées préconçues, des clichés. L’image de la ville catastrophe – ville guerre, ville misère – véhiculée par les médias au « Nord » à l’exclusion de toute autre est évacuée. Il ne s’agit pas de gommer la violence inhérente à un espace urbain en bien des endroits mis à sac par une économie et des politiques de prédation globales comme locales. Loin s’en faut. Il ne s’agit pas non plus d’opposer un optimisme facile à un tout aussi problématique « afro-pessimisme ». On trouvera ici bien peu de références à cette ville ambiance, joyeuse et débridée, que font miroiter guides touristiques et autres supports produits à l’attention d’un « Nord » – lui, toujours – en mal d’exotisme. Les portraits de Kin dressés dans l’exposition et son catalogue sont souvent critiques et s’accordent, à l’unanimité, sur un point : vivre et créer dans la capitale congolaise est ardu, au-delà de l’entendement, parfois. Il n’en reste pas moins que l’espoir est ici un fil conducteur. Dans certains des travaux, la colère prend le dessus. Ailleurs, c’est le spirituel qui prime. La spéculation, au sens où les adeptes de la science-fiction emploient le terme, est très présente et confine par endroits à l’onirique. L’humour irrigue de nombreuses créations. L’ironie, décapante, n’est pas en reste. Approches de la ville très divergentes, donc, et à l’occasion contradictoires, mais qui se rejoignent en un point : la conviction que Kin est une somme de possibles, qu’elle est force de proposition. C’est cela qu’on entend par espoir. Cette focale sur les possibles a une portée politique qu’il importe de relever. Politique non pas au sens partisan du mot, mais relevant, plutôt, de l’éthique. Cela aussi ressortit au domaine du refus. Celui d’accepter, telle une fatalité, que la ville soit – comme elle l’est et comme le sont tant de mégalopoles aujourd’hui – un lieu de contrastes effarants, entre une toute petite minorité qui tient le haut du pavé et une écrasante majorité confrontée aux plus graves difficultés. Refus aussi d’accepter comme pérennes des situations d’inégalité radicale dans un contexte d’échanges globaux marqués au sceau d’une histoire coloniale extraordinairement violente et d’un présent post- et néocolonial non moins brutal. Bien sûr, il n’est pas question que de refus. Au contraire. Pour les artistes réunis dans Kinshasa Chroniques, nous semble-t-il, créer est un acte d’engagement, d’adhésion à la ville. La pratique de l’art se comprend ici comme une pratique de construction de l’urbain. Elle émane de la ville et la forge tout à la fois. Elle est agissante. Commissariat : Dominique Malaquais, Sébastien Godret, Claude Allemand, Fiona Meadows, Androa Mindre Kolo